L’invention du cyanomètre

Dans le livre Voyages dans les Alpes, le physicien et naturaliste genevois Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) rapporte que les premiers guides chamoniards qui entreprirent l’ascension du Mont-Blanc furent pris d’épouvante par la vision de la couleur foncée du ciel. « Ils rebroussèrent d’épouvante et rapportèrent à Chamonix qu’ils n’avaient pas pu avancer parce qu’ils avaient vu un gouffre horrible s’ouvrir devant eux. », écrit Saussure.

Pour mieux comprendre pourquoi le ciel paraît d’un bleu plus foncé en montagne qu’en plaine, Saussure met au point en 1787 un instrument destiné à mesurer le bleu du ciel qu’il emporte avec lui au sommet du Mont-Blanc en août de la même année. Le cyanomètre est un simple morceau rectangulaire de carton sur lequel sont collées différentes teintes de bleu, du blanc au noir, numérotées de 1 à 16. A côté de chaque plage de couleur, une ouverture dans le carton permet à l’observateur d’associer le bleu du ciel à une couleur du nuancier. Au sommet du Mont-Blanc, Saussure enregistre un bleu très foncé de degré 1-2. Dans le même temps, son fils, demeuré à Chamonix, et un collègue savant à Genève procèdent à des relevés similaires au moyen de deux autres cyanomètres. Ils obtiennent un bleu de 5-6 à Chamonix et de 7 à Genève.

Cyanomètre
MHS 177
Collection du Musée d’histoire des sciences
©Musée d’histoire des sciences

Une année plus tard, Saussure perfectionne son instrument. Il lui donne une forme de disque évidé en son centre dont le pourtour est recouvert de 52 nuances de bleu allant du blanc (n°1) au noir (n°52). Le savant genevois se sert de ce modèle durant sa campagne d’observations scientifiques de trois semaines au Col du Géant en 1789.

Cyanomètre
Collection de la Bibliothèque de Genève
© Bibliothèque de Genève

Pour Saussure, la mesure du bleu du ciel est loin d’être anecdotique. Elle constitue indirectement un très bon témoin de la pureté de l’air en rendant compte de la teneur en « vapeurs opaques et d’exhalaisons de l’atmosphère ». Ce sont ces vapeurs et ces exhalaisons (aujourd’hui on parlerait d’aérosols) suspendues dans l’air qui réfléchissent des couleurs différentes et qui, en se mélangeant avec le bleu « naturel » de l’air, le rendent plus clair et plus laiteux.

Même si l’explication de Saussure sur le bleu du ciel demeure très lacunaire, son cyanomètre rencontre un certain succès auprès de la communauté savante de l’époque. L’explorateur allemand Alexander von Humboldt (1769-1859) s’équipe d’un modèle circulaire durant son expédition en Amérique du Sud entre 1799 et 1804. En Equateur, sur les pentes du Chimborazo, à plus de 5000 mètres d’altitude, Humboldt mesure un bleu sombre d’intensité 46 sur son cyanomètre. Un record mondial. A titre de comparaison, le bleu du Mont-Blanc transposé sur le même instrument correspondrait tout juste au numéro 39 de l’instrument.

Pourquoi le ciel est bleu

La teinte bleue du ciel résulte principalement de la diffusion des couleurs de courtes longueurs d’ondes du Soleil (violet, bleu) par les particules atmosphériques qui les renvoient dans toutes les directions. Par temps de pluie, les gouttes d’eau diffusent aussi les autres valeurs/parties du spectre de la lumière du Soleil, notamment le vert et le jaune. Lorsqu’elles se mélangent au bleu du ciel, elles lui donnent une teinte plus blanchâtre. Par beau temps, le ciel semble plus bleu en montagne car, comme la couche d’air traversée par la lumière est plus faible, la diffusion du bleu reste limitée : le ciel paraît ainsi plus sombre.

Un instrument scientifique

Même s’il s’agit d’un simple carton, le cyanomètre de Saussure a été conçu comme un vrai instrument de mesure dont la principale qualité doit être la reproductibilité des mesures. Les points fixes de son échelle de mesure sont constitués par du blanc (absence totale du bleu) et le noir absolu. Entre ces deux couleurs, Saussure a décliné toute une suite de nuances de bleu en mélangeant du bleu et du noir obtenus à partir de pigments naturels. Pour déterminer les teintes de son nuancier, Saussure s’est servi d’un accessoire en carton nommé diaphanomètre représentant un cercle noir de 4mm de diamètre. Le bleu numéro 1 (très légèrement teinté de bleu) a été défini de telle manière que l’on ne puisse plus le distinguer du blanc à une distance où le cercle noir cesse d’être visible distinctement. La nuance n°2 a été définie de manière semblable avec le n°1, le n°3 avec le n°2, etc. Saussure s’est également servi sans grand succès de son diaphanomètre pour tenter de mesurer la transparence de l’air.

Diaphanomètre
Collection du Musée d’histoire des sciences
©Musée d’histoire des sciences

Les cyanomètres de Saussure

Le premier prototype de forme rectangulaire à 16 nuances de bleu est conservé au Musée d’histoire des sciences. Six autres modèles circulaires sont entreposés à la Bibliothèque de Genève. Parmi ceux-ci se trouve un exemplaire à 43 nuances de bleu, qui constitue certainement un modèle intermédiaire entre le prototype et le cyanomètre définitif à 52 nuances de bleu.

Cyanomètre
Collection de la Bibliothèque de Genève
© Bibliothèque de Genève