N’en déplaise aux riverains de l’Atlantique et de la Méditerranée, notre bon vieux lac Léman est lui aussi sujet à des marées. Non pas des marées lunaires qui font élever les eaux par la force gravitationnelle de notre satellite comme c’est le cas au bord de la mer, mais des balancements très rapides du niveau des eaux qui surviennent durant quelques jours avant de s’atténuer et disparaître. Sous l’influence d’une dépression locale centrée sur le Haut lac et des vents qui se créent, les eaux sont poussées vers l’extrémité occidentale du lac, entraînant ainsi une hausse temporaire du niveau de l’eau. Au bout de quelques instants, les eaux sont refoulées en direction opposée, entraînant une baisse de niveau. Le niveau du lac se met alors à balancer à rythme régulier pendant plusieurs jours avant de s’atténuer et de retourner à l’équilibre.

Episode de seiches relevé par la station hydrométrique de Sécheron. 1 au 6 mars 2020, Office fédéral  de l’environnement.

Fonte des neiges, vents locaux, nuées électriques

Dérivées probablement d’un mot du patois  signifiant « va et vient », les seiches intriguent les savants depuis plusieurs siècles. Différentes hypothèses sont évoquées : accumulation d’eau sous l’effet de coups de vents locaux, fonte des neiges, « nuées électriques » sur le Léman. Dans le chapitre qu’il consacre au Léman de ses célèbres « Voyages dans les Alpes », Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) mentionne un épisode de seiches survenu le 3 août 1763 dans lequel les eaux à Genève se sont élevées en quelques minutes de plus 1,30 m.

Saussure attribue l’existence des seiches à des variations de la pression atmosphérique sans toutefois procéder à des vérifications expérimentales. La première véritable étude scientifique sur les seiches est l’œuvre d’un botaniste et pasteur genevois Jean-Pierre Etienne Vaucher (1763-1841). Au début du 19e siècle, il effectue diverses mesures de la hauteur du niveau des eaux, de la pression atmosphérique sur les rives du Petit- lac. Il conclu que les seiches diminuent de taille et d’amplitude à mesure que l’on s’éloigne de Genève en direction de l’est.  Il remarque que les seiches surviennent quand «  l’atmosphère est remplie de nuages pluvieux ou que le temps d’ailleurs se prépare à l’orage et que le baromètre baisse ».

Les conclusions de Vaucher seront reprises et approfondies un demi-siècle plus tard par le naturaliste vaudois François-Alphonse Forel (1841-1912), considéré comme le fondateur de la limnologie, nom donné à la science des eaux douces, ou « l’océanographie des lacs », selon ses propres termes. Dans le port de Morges, sa ville natale,  il observe que les seiches se produisent dans le sens longitudinal du lac entre Villeneuve et Genève mais aussi dans le sens transversal entre Evian et Morges. Il met clairement en évidence que les seiches surviennent lors de fortes variations de la pression atmosphérique se produisant lors d’orages ou de tempêtes.

Description mathématique

Forel fait construire dans son jardin au bord du Léman un limnimètre enregistreur, une version lacustre des marégraphes océaniques, pour mesurer de manière continue et automatique le niveau du lac. Avec deux autres savants genevois, Edouard Sarasin (1843-1917) et Philippe Plantamour (1816-1898), il procède à de nombreux relevés sur les rives du Léman.

Limnimètre enregistreur fixe de Plantamour. Collection du Musée d’histoire des sciences de Genève. Photo : Gilles Hernot, Musée d’histoire des sciences de Genève.
Le puits enregistreur dans la station liminigraphique de Sécheron. Photo : Musée d’histoire des sciences.

Les trois savants découvrent que les seiches principales se comportent comme des ondes stationnaires avec une période de 73 minutes entre deux pics de hauteur maximale, avec un axe de balancement situé entre St-Prex et Rolle. Forel parvient à décrire le phénomène à l’aide d’une formule mathématique établissant que la période des seiches est directement proportionnelle à la longueur du lac et inversement proportionnelle à la racine carré de sa profondeur. Par cette formule, Forel démontre surtout que les seiches ne sont pas propres au Léman et qu’elles peuvent survenir dans n’importe quel autre lac, comme lui et ses collègues l’avaient déjà observé sur différents lacs suisses et français (Annecy, Constance, Neuchâtel, Zurich, etc.)

De cette période pionnière dans l’étude des seiches subsistent trois limnimètres enregistreurs portatifs utilisés par Forel et Sarasin pour mesurer le niveau du lac conservés au Musée du Léman à Nyon et au Musée d’histoire des sciences de Genève.

 

Limnimètre enregistreur portatif de Sarasin. Collection du Musée d’histoire des sciences de Genève. Photo : Gilles Hernot.

Au bord du lac, entre les Bains des Pâquis et la Perle du Lac se dresse un petit édifice avec un toit à quatre pans dont le fronton indique « Station limnigraphique de Sécheron ». C’est là que Plantamour (qui habitait la villa voisine de Mont-Repos) avait installé son limnimètre enregistreur similaire à celui que Forel avait fait construire à Morges. L’appareil a rejoint les collections du Musée d’histoire des sciences pour y être restauré. Le bâtiment abrite encore un limnimètre moderne qui mesure continuellement le niveau des eaux du lac dans le cadre d’un projet national de surveillance hydrométrique et pour la régulation du débit des eaux du Rhône aux barrages du Seujet et de Verbois.

Station limnigraphique de Sécheron, Parc Mont-Repos. Photo : Gilles Hernot, Musée d’histoire des sciences de Genève
Echelle limnimétrique installée par Philippe Plantamour devant sa propriété pour calibrer la station liminigraphique. Photo : Musée d’histoire des sciences.

 

Bibliographie

Forel, la limnologie, les seiches, etc

Le limnimètre portatif de Sarasin

Le limnimètre enregistreur de Plantamour

  • Philippe Plantamour. Le limnographe de Sécheron. Archives des sciences physiques et naturelles, tome 64, Genève, 1878.

Horace-Bénédict de Saussure et le Léman

Vaucher et la première étude scientifique des seiches dans le Léman

  • Jean-Pierre Etienne Vaucher, Mémoire sur les seiches du lac de Genève, Mémoires de la société de physique et d’histoire naturelle de Genève, tome 6, Genève, 1833.