Il y a quelques mois, Eric Court, l’auteur du récent ouvrage Le phare des Pâquis paru aux éditions Georg en 2019, conviait la petite équipe scientifique du Musée d’histoire des sciences à une visite du bâtiment. La grimpée vertigineuse des quatre volées d’escaliers métalliques, la lanterne tournante, la sortie sur le balcon circulaire et enfin la vision panoramique de la rade furent une révélation pour les visiteurs. Comment avait-on fait pour passer jusqu’ici à côté de cet édifice élégant qui se dresse au bout de la jetée des Pâquis sans jamais le visiter? Nombreux sont sans doute les Genevois qui ignorent tout de ce phare d’aspect maritime qui se fond dans le paysage de la rade et qui semble exister depuis la nuit des temps. Et c’est là tout le mérite d’Eric Court et de sa passion contagieuse de livrer cet ouvrage qui éclaire (mauvais jeu de mot…) le lecteur sur l’histoire et la construction de ce  monument.

Le premier phare des Pâquis, Genève, 1857.
CIG / Bibliothèque de Genève

La réalisation du phare des Pâquis nous replonge aussi dans l’histoire mouvementée des technologies et énergies utilisées à Genève au milieu du 19e siècle. Depuis Noël 1844, la ville bénéficie enfin de l’éclairage public à gaz digne de ce nom. Des centaines de becs à gaz illuminent les rues à la grande satisfaction de la population et des dirigeants des industries gazières. Et voici qu’une poignée de savants et d’ingénieurs, parmi lesquels Elie Wartmann (1817-1886), tentent de concurrencer le gaz de ville par des essais d’éclairage à l’électricité, un domaine alors en plein essor où les découvertes se succèdent à un rythme effréné mais où manquent encore des applications concrètes.

Premier éclairage d’origine électrique, les lampes à arc ont suscité beaucoup d’intérêt au cours du 19e siècle, mais elles ne se sont jamais imposées, tant les contraintes techniques liées à leur bon fonctionnement sont élevées. En 1802, le physicien anglais Humphry Davy (1778-1829) réussit à produire une lumière blanche très vive en déchargeant du courant entre deux baguettes de charbon placées dans le vide et reliées à une puissante pile électrique. En 1844, le physicien français Léon Foucault (1819-1868) éclaire la place de la Concorde à Paris avec une lampe à arc dans laquelle il a remplacé les  baguettes de charbon ordinaire par du charbon de cornue (issu de la distillation de la houille) afin de  de les faire fonctionner dans l’air ambiant.

En France et en Angleterre apparaissent les premiers régulateurs conçus pour maintenir automatiquement un écart constant entre les deux baguettes de charbon au fur et à mesure de leur consommation. Des démonstrations publiques d’éclairage à arc ont lieu à travers toute l’Europe. Des places publiques, des palais, des monuments se retrouvent ainsi illuminés comme en plein jour.

Schéma du dispositif d’éclairage du premier phare des Pâquis.
L’industriel genevois, journal des sciences physiques et naturelles, Genève, 1858. Bibliothèque de Genève

Construit en 1857, le premier phare des Pâquis est justement éclairé par une lampe à arc électrique contrôlé par un régulateur automatique inspiré de celui de Foucault. L’installation, une première mondiale en matière d’éclairage des phares est réalisée par le physicien Elie Wartmann (1817-1886), professeur de physique à l’Académie de Genève, et François-Louis Rossier, conservateur du cabinet de physique. Cinq ans auparavant, Wartmann réalise deux essais d’éclairage public à la lampe à arc à Genève. Le dispositif produit un éclat égal à celui de « 300 gros becs à gaz ». Genève était éclairée depuis 1844 par le gaz de ville. Au cours du second essai, la lampe à arc située devant la Machine hydraulique produit une lumière tellement intense qu’à « cent mètres, malgré les averses, on lisait distinctement sur le Pont des Bergues et que l’éclair de la lampe avait été vu de Bursins-sur-Rolle à 16 km. Cette intensité éclairante, supérieure à celles de tous les luminaires artificiels, rend la lumière électrique spécialement propre à percer les brouillards, et par conséquent la recommande pour l’éclairage des phares », pouvait-on lire dans un article du Journal de Genève qui relatait l’expérience.

Suite à ces essais, Wartmann se voit sollicité par le département des travaux de la ville de Genève pour réaliser un essai d’électrification du nouveau phare des Pâquis et notamment pour procéder à un test en grandeur nature de son régulateur, aussi appelé fixateur. En août 1857, le Journal de Genève est enthousiaste : « C’est à Monsieur Wartmann, professeur de physique à l’Académie qui prépare l’organisation des feux du phare. Le talent et les procédés ingénieux dont a fait preuve en tant d’occasions M. Wartmann sont une sûre garantie qu’un excellent résultat ne manquera pas d’être atteint. La lumière du phare éclairera, nous dit-on, tout le port intérieur et ses abords, de manière à donner pour l’opération de l’entrée en rade pendant la nuit la même sécurité que pendant le jour aux embarcations et principalement aux bateaux à vapeur… ». Las, la tentative d’éclairage électrique ne dure que quatre mois. Sensibles à l’humidité et aux basses températures ambiantes, les piles s’affaiblissent très vite. Le fixateur montre ses limites et les vitres du fanal sont régulièrement recouvertes de suie résultant de la combustion du charbon. La lampe à arc est abandonnée et remplacée par une lampe à pétrole, puis par six becs de gaz. Témoin matériel de cette éphémère tentative subsiste aujourd’hui une maquette du régulateur conservée dans les collections du Musée d’histoire des sciences.

Maquette du régulateur électrique du phare des Pâquis.
MHS 644
Bois, acier, laiton, Rossier, Wartmann, Genève, vers 1855
52x18x45cm

La tentative d’électrification du phare des Pâquis était sans doute prématurée et audacieuse pour son temps. Wartmann ne connaissait probablement pas l’existence des machines magnéto-électriques, ancêtres de nos dynamos actuelles,  apparues à cette époque,  capables de produire du courant électrique de manière mécanique. Si cela avait été le cas, le physicien genevois aurait certainement recouru à ces machines plutôt qu’aux piles pour alimenter la lampe à arc du phare. Il aurait alors installé au pied de l’édifice une machine à vapeur pour entraîner, par le biais de courroies, la machine magnéto-électrique pour qu’elle fonctionne, comme cela se fera dans de nombreux phares électriques anglais et français durant la seconde moitié du 19e siècle. Cette curieuse association entre la machine à vapeur et la dynamo contribue à prolonger l’utilisation des lampes à arc dans les phares jusque dans les années 1920, date à partir de laquelle elles seront définitivement abandonnées au profit des lampes à incandescence et à décharges, bien plus performantes.

Stéphane Fischer

 

Bibliographie

Eric Court, Le phare des Pâquis, Georg, Genève, 2019.

Journal de Genève, Faits divers. 4 octobre 1857.

Journal de Genève, Lettre de Wartmann. 9 décembre 1857.

Webographie

Blog d’Eric Court sur le phare des Pâquis